Je me rappelle des géants de ces temps primordiaux,
eux qui m'ont donné naissance autrefois.
Neuf mondes je peux compter, les neuf énormes étendues,
dans le Glorieux Arbre du Monde, encore profondément sous terre.
Völuspa strophe 2
C’était au premier âge où Ymir était établi là,
il n’y avait rien, ni sable, ni mer, ni froides vagues ;
la terre n’existait pas, ni les hauteurs du ciel,
béant était le vide et d’herbe nulle part.
Völuspa strophe 3
Ginnungagap (le Vide)
Dans son ouvrage, le Grand Dessein parut en 2010, Stephen Hawking, précise que "L'Univers a la capacité de se créer à partir de rien. La création spontanée est la raison pour laquelle il y a quelque chose plutôt que rien, et pour laquelle l'Univers existe. […] Il n'est pas nécessaire d'invoquer Dieu pour allumer le courant ni pour agencer l'Univers." Ce scientifique qui se penche depuis de nombreuses années sur l'origine de l'univers en a surtout conclut qu'il n'était pas utile de songer "qu'un créateur bien intentionné ait façonné l'univers pour notre seul bénéfice". C'est la même analyse qui ressort des principaux textes fondateurs chez les peuples germains et scandinaves puisque les puissances créatrices ne sont pas les puissances organisatrices, et que ces dernières servent avant tout leurs propres intérêts.
L'explication de la naissance et de l'agencement du monde dans la mythologie nordique (principalement dans la Völuspa et la Gylfaginning, mais aussi dans le Vafthrudhnismàl) ressemble à de nombreux autres mythes créateurs, mais malgré toute la simplicité qu'elle comporte, l'idée d'un univers infini et du big bang se retranscrit dans le concept du gouffre insondable, demeure de la contraction et du magnétisme, la force de l'antimatière, Ginnungagap (Vide Béant ou Vide Fascinant, ou l'Espace Primitif Empli de Puissance Créatrice), qui perdure ou disparaît une fois sa fonction créatrice achevée, cela dépend des textes. Pour les nordiques, en tout cas, cette immensité est l'espace où s'exercent les forces magiques et la source de tout. Car de ce vide néanmoins fertile, deux mondes antagonistes naquirent, chacun dans une direction opposée.
Niflheim (la glace) et Muspellsheim (le feu)
Au nord, Niflheim, le monde de la brume et des glaces qui génère la source Hvergelmir (Chaudron qui gronde), d'où jaillissent 12 rivières, les Élivágar (Flots Tumultueux ou Vagues de glace), ces rivières méphitiques, des fleuves primordiaux, empoisonnés et tumultueux gelèrent en tombant dans Ginnungagap, formant ainsi de gigantesques blocs de glaces.
Et au sud Muspellsheim, le monde du feu et de la chaleur. Les étincelles du brasier de ce monde ardent vont faire fondre les rivières glacées dans Ginnungagap. La fonte de ces masses de glaces va donner l'eau et la vapeur (l'air) de la vie ; et de ces deux élément sortiront deux êtres qui symbolisent eux- mêmes un nouvel élément, la terre. L'alchimie fertilisante du trou noir Ginnungagap et la rencontre de toutes ces forces primordiales aboutit donc à l'apparition des 5 éléments : la glace, le feu, l'eau, l'air et la terre.
Ymir (le géant primordial) et Auðumla (la vache nourricière)
C'est ainsi qu'Ymir (le Rugissant), le géant primordial et androgyne fut créé, par la rencontre entre la chaleur incandescente de Muspelheim et le froid glacial et venimeux de Niflheim. Il est le premier géant du givre dont descendent les jotüns. La naissance d'Ymir évoque la conception des forces redoutables de la nature liées à la période hivernale : le froid, le vent, la tempête, le gel, la neige. Et puisqu'il correspond en tant que géant, aux forces et aux énergies les plus primitives, il s'incarne aussi dans le feu, les volcans, et donc en Surtr (le Noir), le premier géant du feu qui incendiera le monde lors du Ragnarök. Les géants ne sont pas des aspects négatifs ou maléfiques, mais des éléments naturels (la glace et le feu), antagonistes et autant destructeurs que créateurs. Et rien ne les empêchera de perdurer. Avant la venue des Ases, et suite à une période de plusieurs hivers, les premiers géants apparurent. Ils sont nés de la transpiration d'Ymir pendant le sommeil de celui-ci. Un homme et une femme sortirent sous son bras, et un géant à six têtes de sous son pieds, Þrudgelmir (Puissance qui Tonne).
« Alors qu’il dormait, il entra en transpiration, et alors crûrent sous son bras gauche un homme et une femme, […] et de là provinrent les races. » (Gylfaginning, chap. 5).
Auðumla (Nouricière ou Richesse de la Vache sans corne ou la vache sans corne qui est riche (en lait)), la vache originelle, la force créatrice du cosmos créée à partir de la vapeur également générée par la rencontre entre la chaleur de Muspelheim et le froid glacial de Niflheim. En trois jours, elle engendre l'ancêtre des ases, Búri, en léchant, pour se nourrir, une pierre de givre salée de Ginnungagap. Et puisqu'elle est nourricière, elle abreuve le géant Ymir de quatre fleuves de lait coulant de son pis (qui symbolisent la voie lactée), et sans doute aussi sa descendance.
« Elle léchait les pierres couvertes de givre, qui étaient salées, et le premier jour qu’elle les lécha, sortit de la pierre, vers le soir, la chevelure d’un homme, et le lendemain, une tête d’homme ; le troisième jour, l’homme était sorti tout entier. Il s’appelait Búri » (Gylfaginning, chap. 5).
La naissance des ases et la mort d'Ymir
Búri (Celui Qui Engendre ou Père) fut donc l'ancêtre des ases et le père de Borr ou Burr (Celui Qui est Engendré ou Fils), qui épousa Bestla (Epouse), fille du géant BölÞorn (Epine de Malheur) et soeur de Mimir (Mémoire). Borr et Bestla eurent trois fils : Óðinn (Fureur), Vili (Volonté) et Vé (Enclos Sacré), les premiers ases. Vili est aussi appelé Hoenir (le Fort ou Celui Qui Aide), et Vé, Lodur (Croissance, Fructueux, Fertile).
Après la naissance de ces trois enfants, on assiste à la destruction du monde primitif, comme avec les Titans en Grèce, anéantis par les nouveaux dieux Zeus, Poseidon, et Hades,. En effet, Óðinn, Vili et Vé, de peur d'être écrasés par les géants qui se multipliaient, tuèrent Ymir, et son sang noya tous ses descendants, les géants du givre, à l’exception de son petit-fils Bergelmir (Montagne Qui Tonne) - fils de Þrudgelmir - et de sa femme qui parviennent à s'échapper dans un tronc creux (qui deviendra plus tard leur cercueil), et maintiendront ainsi la lignée des géants, en se réfugiant à Jötunheim. Ce qui implique que malgré l'intervention des ases, les géants demeurent des éléments essentiels dans le fonctionnement des mondes. Ces êtres archaïques, originels, qui remontent au chaos premier, demeurent pourtant nombreux, possédant une force colossale et détenteurs de la connaissance et de la magie ancestrales, symbolisent les forces vitales primordiales.
La création du monde
Mais le meurtre d'Ymir est cependant créateur. Avec sa chair placée au centre du Ginnungagap, les ases formèrent la terre avec son corps, puis les montagnes et les rochers avec ses os, les pierres avec ses dents et la mer avec son sang et avec ses cheveux les forêts. Ils prirent aussi son crâne et en firent la voûte céleste, supportée en quatre points cardinaux par des nains. Avec ses cils, ils créent la forteresse qui sera la barrière avec le monde des géants, Midgarð. Du corps d'Ymir surgit également l'arbre primordial, le frêne Yggdrasil (Destrier du Redoutable) s'érigeant pour soutenir les neuf Mondes (Asgarð : Ásanheim, Álfheim et Vanaheim, Midgarð : Mannheim, Svartalfheim, Muspellheim, Utgarð : Jötunheim, Niflheim, Helheim).
Voici la construction du monde selon la Gylfaginning :
“Ils prirent Ymir et le placèrent au milieu de Ginnungagap et firent de lui la terre, de son sang, la mer et les lacs ; la terre fut faite de sa chair, les montagnes de ses os, les amas de pierres et les cailloux, de ses dents et des condyles qui s’étaient brisés. […] Du sang qui coulait de sa blessure et ruisselait librement, ils firent la mer quand il formèrent la terre, et placèrent cette mer en rond tout autour de la terre. […] Ils prirent aussi son crâne et en firent le ciel, le posèrent au dessus de la terre, sur quatre coins, et sous chaque coin, ils placèrent un nain : ceux-ci s’appelaient Est (Austri), Ouest (Vestri), Nord (Norðri), Sud (Suðri). Ensuite ils prirent les étincelles et les scories qui passaient alentour et avaient été projetées hors de Muspelhiem, et les jetèrent au milieu de Ginnungagap dans le ciel à la fois vers le haut et vers le bas pour éclairer le ciel et la terre. […] Il est dit dans les anciens poèmes de sagesse que c’est depuis ce temps-là qu’on distingue le jour de la nuit et qu’on compte le temps par années. […] La terre est toute ronde et à l’extérieur se trouve la profonde mer, et le long du rivage de cette mer, ils donnèrent aux races des géants de la terre à bâtir ; mais plus loin vers l’intérieur de la terre, ils bâtirent une forteresse autour de leur domaine pour se défendre des géants. Pour cette forteresse, ils employèrent les cils d’Ymir, et ils appelèrent la forteresse Midgarð. Ils prirent aussi sa cervelle et la jetèrent en l’air et ils en firent les nuages.”
Les premiers nains
Du cadavre d'Ymir sortirent des larves qui vécurent sous la terre et auxquels les dieux donnèrent apparences humaines et intelligence, ce furent les nains qui vivent depuis sous terre et dans les pierres. "Ce fut Móðsognir (Fatigué ou Voleur d'énergie) le plus puissant de tous les Nains, et Durin (Somnolant ou Gardien de l'Entrée) après lui ; les nains ont fait comme Durinn l'indiqua, de terre, un grand nombre de formes humaines.". Völuspa 10.
Les premiers humains et leurs contreparties obscures
Jusqu’à ce que trois quittent leur famille,
puissants et bienveillants ases vers leur demeure.
Ils ont trouvé Frêne et Orme sur terre,
sans forces, et sans örlög (destin).
Voluspa 17.
Ils n'avaient ni souffle, ni sens, ni sang,
Ni son, ni couleur de vie :
Óðinn leur donna le souffle, Hoenir les sens,
Lodur donna sang et couleur de vie.
Voluspa 18.
Enfin, avec des arbres, les trois ases façonnèrent également les premiers êtres humains, un homme, Askr (le frêne) et une femme, Embla (l’orme). Et l'on constate que chacun d'entre-eux joue un rôle important dans leur création comme l'explique aussi la Gylfaginning : “Quand les fils de Borr allèrent le long du rivage de la mer, ils trouvèrent deux souches d’arbres et les prirent et en façonnèrent des êtres humains ; le premier (Oðinn) donna souffle et vie (ou önd), le second (Vili), conscience (l’oðr) et mouvement, le troisième (Vé ) apparence (ásjóna), parole (mál), ouïe (heyrn) et vue (sjón). Ils leur donnèrent des habits et un nom : l’homme fut appelé Askr et la femme Embla. Et par eux fut engendrée la race des hommes qui put vivre et habiter dans Midgarð.”
Ainsi les humains vont peupler Mannheim (monde des hommes) qui se situe au centre de l'arbre Yggdrasil. Les dieux choisirent alors leur propre lieu de villégiature, Asanheim, et plus particulièrement la plaine d'Iðavöll, où ils bâtirent douze halles et fabriquèrent des outils pour créer les tablettes d'or, entrant ainsi dans l'Age d'Or, que l'on retrouve également dans les éons d'autres philosophies. Cet Age d'Or s'achève avec la venue de trois géantes, les Nornes qui s'installent au pieds de la racine d'Yggdrasil située à Ásgarð. Et aussi avec la naissance de Fenrir, Jörmungandr et Hel, la progéniture de Loki, dont l'aspect destructeur demeure pourtant un garant de l'équilibre du monde, et surtout est inscrit dans le wyrd. Ainsi Fenrir engendre avec la géante Járnviða, les Managarm, (Les Chiens de Lune) qui constituent une trinité obscure dans le ciel et le monde souterrain. On retrouve Garm, le gardien de Helheim, et Skoll et Hati qui poursuivent Sol et Mani dans les cieux pour les dévorer et replonger le monde dans les ténèbres originelles.
Le Ciel, les astres et le temps
Après avoir créés les nains, Óðinn, Vili et Vé placèrent quatre d'entre-eux à chaque direction pour soutenir la voute céleste, faite de la tête du géant Ymir, afin qu'elle ne puisse tomber. Le ciel est aussi appelé "Fardeau d'Austri", "Fardeau des parents de Nordri" ou " casque de Vestri et Austri, Sudri et Nordri". Parmi les nains certains jouent également un rôle dans la course du temps comme Nýi (Nouvelle Lune) et Niði (lune décroissante ou nuit sans lune).
Austri - (Est) est le nain "oriental", situé à l'est du Monde.
Nordri - (Nord) est le nain "septentrional", situé au nord du Monde.
Sudri - (Sud) est le nain "méridional", situé au sud du Monde.
Vestri - (Ouest) est le nain "occidental", situé à l'ouest du Monde.
Pour éclairer le ciel, les ases prirent des étincelles de Muspelheim et en firent les étoiles, et comme il n'y avait ni jour ni nuit, ils envoyèrent parcourir le ciel à la géante Nótt (Nuit) et à Dag (Jour) le fils qu'elle eut avec l'ase Delling (Saut du Jour ou Aube). Nótt est la fille du géant Norfi ou Nór (Etroit), le fils du géant de l'hiver, Þorri. Le cheval qui tire le char de Nótt se nomme Hrimfaxi (Crinière de Givre) et l'écume qui s'écoule de sa bouche donne la rosée matinale. Le cheval qui tire le char de Dag se nomme Skinfaxi (Crinière de Lumière) ou Glaðr (Brillant), et le ciel, la terre et la mer sont illuminés par sa crinière.
« Il y avait un géant qui s’appelait Norfi, qui habitait à Jötunheim. Il eut une fille qui s’appela Nótt ; elle était noire et sombre, selon ses antécédents. […] Delling l’épousa, il était de la race des Ases ; leur fils fut Dag. Il était clair et beau, selon ses antécédents paternels. Ensuite Alfadr (le père suprême, Odin) prit Nótt et son fils Dag, leur donna deux chevaux et deux chariots, et les envoya dans le ciel pour qu’ils en fassent le tour chaque jour. »
(Gylfaginning, chap. 10)
Ils sont obligés de parcourir avec
rapidité le ciel en un jour, afin de compter les années
des fils des hommes.
Vafthrudhnismàl 23
Ensuite les ases envoient les enfants d'un homme et d'une femme de Manaheim, Mundilfari (Conducteur du Temps) et Glaur, pour accompagner Nótt et Dag. C'est parce que ces deux enfants étaient si beaux que les ases s'en offusquèrent et décidèrent de les placer dans les cieux pour accompagner le jour et la nuit dans leur course céleste.
Depuis, Mani, dirige La Lune (que les Ases nomment Flamme, les Géants, La Mouvante, et les habitants de Hel Roue Tourbillonnante, les Nains, La Brillante et les Alfes Conteuse du Temps), son mouvement, ses phases, et il a enlevé les deux enfants de Viðfinnr (Sorciers des Bois), Bil (Paralysie de l'Energie) et Hjuke (Amélioration ou Santé), qui personnifient les phases décroissante et croissante de la lunaison pour l'aider dans sa tâche. Mani est poursuivi par le loup Hati. Les éclipses de lune surviennent lorsque Hati se rapproche trop de Mani.
Sol ou Sunna, femme de Glenr (Le Scintillant ou Ouverture Dans les Nuages), mène le char du Soleil (que les Géants nomment Toujours Brillant, les Nains Celui Qui Trompe Dvalin et les Alfes Belle Roue), tiré par deux chevaux, Arvaki ou Arvakr (Tôt Levé) et Alsvinn ou Alsvidr (Très Rapide), sur l'encolure desquels sont disposés d'énormes soufflets nommés Isarnkol (Le Froid de Fer ou le Vent Froid Comme le Fer). Devant le soleil est placé le bouclier Svalin (Glacial) qui l'empêche de brûler la terre. Sol est poursuivie par le loup Skoll. Celui-ci la dévorera et la fille de Sol la remplacera après le Ragnarök. Les éclipses de soleil surviennent lorsque Skoll se rapproche trop de Sol.
Mais le bon fonctionnement de l'univers mis en place par les ases repose en fait sur le frêne Yggdrasil qui garantit l'équilibre entre les neuf mondes malgré leurs oppositions et antagonismes.